Conférence du dimanche 8 septembre 2024
Ocularisation
De la relecture du retable d'lssenheim
Introduction
C'est à la fin de l'année 2007 que s'est tenu à Colmar au Musée d'Unterlinden le premier colloque
consacré à Grünewald, colloque bien sûr centré autour du retable qui y était exposé.
Je laisse aux historiens de l'art le soin de préciser les dates auxquelles l'oeuvre (dont a été perdu le décor sculpté de la caisse) a été réalisée (entre 1490 et 1513), et la part de leurs auteurs (quand lespanneaux centraux avaient été attribués à Dürer), savoir Nicolas de Hagueneau pour la sculpture ett
Mathis Gothart Nithart, connu sous le nom de Grünewald, pour ce qui relève de la peinture des voletst
du polyptyque.
Par sa structure, le retable d'lssenheim entre dans la catégorie des polyptyques germaniques à doubles
volets. Il est conçu pour permettre trois présentations. Les deux premières, offrant la mise en image
du salut opéré par l'incarnation, le sacrifice et la Résurrection du Christ, correspondent à un triptyque
susceptible d'orner n'importe quelle église. Le retable fermé-visible durant la plus grande partie de
l'année-montre une Crucifixion. En l'absence de tout encadrement médian, celle-ci est traitée comme
une seule scène, non compartimentée (le Christ en croix étant reporté sur le volet gauche) : il en est
de même pour les deux panneaux peints de la prédelle, sur lesquels est peinte une Déploration sur le
corps du Christ. La Crucifixion est flanquée par deux volets fixes avec les représentations de Saint
Sébastien (à gauche) et Saint Antoine (à droite), ce qui personnalise le retable en renvoyant à un
établissement où l'on soigne les malades - Saint Sébastien est invoqué en cas d'épidémie -, et en
particulier à une maison de l'ordre des Antonins. La présentation actuelle de ces deux volets, qui
remonte à 1965, est remise en question. Dans une église antonine, on s'attendrait en effet à voir le
patron de l'ordre plutôt à droite. La question reste ouverte mais il semble intéressant de se reporter
au témoignage de l'artiste Otto Dix qui apporte un éclairage d'ordre purement esthétique au débat.
La première ouverture, réservée aux grandes fêtes (Noël, Epiphanie, Pâques, Ascension, Pentecôte,
Trinité, Fête-Dieu, fêtes mariales), donne à voir le déroulement du plan du salut à travers
I' Annonciation, l'Incarnation et la Résurrection. Comme la Crucifixion, l'Incarnation est traitée comme
un panneau unifié. Elle a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont la plus satisfaisante, est
celle proposée par Herbert von Einem.
Le programme de la seconde ouverture est conçu pour un établissement antonin. Au centre de la caisse
figure Saint Antoine encadré de Saint Augustin - les Antonins suivaient la règle augustinienne et Saint
Jérôme, rédacteur de la Vie de Saint Paul ermite, dans laquelle est narré l'épisode de la visite rendue
à ce dernier par Saint Antoine. Dans la prédelle apparait le Christ, entouré des douze apôtres. La
présence de Saint Antoine au centre du retable renvoie à sa vénération lors de cette seconde
ouverture, au moment de solennités comme la fête du Saint ermite. Les porteurs d'offrandes
agenouillés au pied de la statue en majesté ne laissent pas de doute quant à l'accessibilité du
polyptyque aux fidèles et aux pèlerins.
La volonté de disposer de deux retables en un seul afin de répondre aux besoins spécifiques de la
préceptorie d'lssenheim (célébration du culte divin dans le choeur de l'église et vénération du Saint
1
patron de l'ordre), émane vraisemblablement du commanditaire Guy Guers. C'est sans doute lui qui
approuva le projet d'ensemble qui lui fut présenté lors de la conclusion du contrat.
Le retable ouvert permettait aux pèlerins et malades de vénérer donc Saint Antoine, protecteur et
guérisseur du feu de Saint Antoine ou mal des ardents (cf Ergot du seigle).
1- Ocularisation
C'est à François Jost dans son ouvrage l'oeil caméra que l'on doit l'usage de ce mot (lequel n'apparait
pas dans le Littré) quand il étudie le concept de point de vue. Faisant référence à celui de focalisation
développé par Genette, il identifie l'ocularisation interne primaire, l'ocularisation interne secondaire
et l'ocularisation zéro, appliquant cette même distinction à l'auricularisation.
Souvenir de la conférence que nous avions faite en son temps à l'académie des arts, consacrée au
regard, la question est posée de savoir si ce mot s'applique à la lecture qu'en a faite Michel Paysant en
usant de la technique de l'eye tracking dans le regard qu'il porte sur le retable. Au-delà, le mot
interroge chacun d'entre nous sur le dialogue (même si le mot s'applique à une autre sensorialité), sur
l'échange de regard face à une oeuvre, une photographie ou une image animée.
Regard?
Dans son ouvrage « L'an 1895, d'une anatomie impossible » Jean Clair rappelle que cette année fut
cette de la découverte par Louis Lumière du cinématographe, celle des rayons X par Roentgen, mais
aussi de la radiotéléphonie par Marconi et celle des premiers écrits de Sigmund Freud autant de
découvertes « permettant au regard de se reposer sur l'image ».
Regard, déverbal de regarder, le « Furetière » le définit en terme d'astrologie, de sciences morales,
d'hydraulique ...
Regard : réitération, retour en arrière, rétrospection vers un état antérieur. Mais ajoute Jean Clair, «
le regard est aussi une conservation, une garde, une mise en garde, au sens de l'anglais ou de
l'allemand : to ward, warten ... ».
Le monde existe aussi longtemps que je le tiens sous mon regard et que je n'oublie pas de retourner
vers lui mon regard.
Si André Delmas définit I' Anatomie comme le regard que l'homme porte sur son corps, aborder
l'anatomie du regard consiste donc à porter regard sur le regard, à le découper de bas en haut, le
disséquer, pour mieux en décrire l'organicité.
Une première interrogation se pose d'évidence: le regard ne procéderait-il que de la vision?
Anatomiquement, est-ce condition nécessaire? Condition suffisante?
Incitation à se perdre dans le labyrinthe des voies visuelles, que le philosophe Jean-Luc Nancy dans
« l'Autre portrait » nous invite à pénétrer à la manière de l'embryologiste : « Plus qu'un autre sens, la
vision s'échappe au dehors et s'écarte de son lieu d'exercice alors que l'ouïe, le toucher, le goût et
l'odorat appellent leur« dehors» à leur dedans et s'exercent entièrement dans un chiasme et une
résonnance de l'un et de l'autre ».
Référence analogique faite à la Renaissance de Léonard De Vinci et du penseur Alberti, l'oeil émettrait
des rayons visuels qui s'entrecroisent avec ceux émis par les autres organismes et objets.
L'oeil, émanation du cerveau, effractant avec prudence l'enveloppe cutanée des paupières s'offre alors
à notre examen, révélant ses trois tuniques et ses deux chambres séparées par la loupe de cristallin,
enchâssé dans rets de la graisse orbitaire, mobile (je tourne de l'oeil) grâce aux muscles oculomoteurs,
consensuel de son jumeau dans une mobilité en bige, lui permettant de balayer son champ en trois
dimensions.
2
Cette gémellité peut être mise en défaut, le plus souvent de manière congénitale, parfois au décours
d'un traumatisme ou d'une néoformation. Strabisme, diplopie, ophtalmoplégie : autant de
vocabulaire.
Cordon ombilical le reliant au cerveau placentaire, le nerf optique entrecroise ses axones au-dessus de
la selle turcique, dans un chiasma reproduisant ce que hémisphères droit et gauche imposent de façon
motrice ou sensitive, de manière totale ou partielle, au reste du corps. Ce que mon oeil gauche perçoit,
mon cortex occipital droit le reçoit et l'analyse (le concrétise?) et inversement. Voilà ce qu'en terme
de vision, l'anatomie nous offre à voir.
La vue serait donc cette sensorialité nécessaire au regard action, si tant est que le regard ne soit pas
passif. L'image, la forme, la couleur ayant été perçue et analysée au niveau des aires occipitales
dévolues à la vision, quels liens vont alors s'établir avec le reste du cerveau, avec les autres aires
sensitives, avec les centre de l'émotion, du langage, les aires motrices frontales de l'homonculus de
Penfield?
L'imagerie en résonnance magnétique fonctionnelle nous en illustre l'écheveau. Et les images que
cette technologie nous offre sont d'une complexité sans autre égal que celle du macrocosme que
l'astronomie explore.
Soit ! regard et vision sont donc intimement liés mais si le regard échappait à la vision ? Nous renvoyant
alors à l'aveugle dont on sait qu'il compense sa cécité par l'exacerbation des autres sens, mais qui nous
renvoie aussi à la synesthésie, cette confusion des sens dont l'illustration la plus célèbre est ce poème
de Rimbaud,« Voyelles ».
Le regard. Reg-Art
« Le regard est la dernière goutte au fond de l'Homme », ainsi s'exprime Walter Benjamin. Invitation
à lire « Le regard » de Georges Salles que Walter Benjamin avait permis d'éditer. « L'auteur compare
trois regards: confronté à l'oeuvre d'art, celui du connaisseur, de l'artiste et de l'amateur. Le premier
dissèque et rationnalise mais il manque de jouissance. Le second, l'oeil songeur, invite à goûter la
rêverie mais reste muet. Le troisième cherchera une familiarité, une ressemblance entre ce qui le
surprend et ce qu'il connait ».
Magie de I' Art par le truchement du regard : ce que je regarde me regarde.
Invitation à élargir le cercle de nos sensorialités dans une forme de synesthésie ou de paréïdolie. Mot
étrange qui nous fait percevoir à travers les images de la nature telle forme humaine ou vu par l'artiste,
l'assimilation de tel blockhaus abandonné sur la plage, à la tête décapitée de St Jean Baptiste.
Cosmos de la ressemblance, Walter Benjamin estime que nos perceptions par exemple les visages dans
l'architecture, dans la forme des plantes, entre certaines formes de nuages et aspérités de la peau ne
sont que de minuscules vues partielles d'un cosmos de la ressemblance.
Dessiner en marchant. Démarche de l'artiste Sylvie de Meurville qui fait des blockhaus inscrit sur la
masse rocheuse des falaises d'Onival les yeux du paysage tournés vers la mer.
Pour une vision tridimensionnelle, elle apparie sur une carte les blockhaus et les réunit par le schéma
du nerf optique. Elle obtient alors sur la carte un itinéraire qui se croise au niveau du chiasma optique
et aboutit au cortex visuel. Dans cette déambulation, son regard offre à contempler une vision
différente de celle depuis les blockhaus; la mer est devenue un grand champ de terre.
Invitation enfin sur la proposition de l'un d'entre nous à suivre les tracés nommés lignes d'erre
rapportés dans son ouvrage par Fernand Deligny.
3
Il - Regards contemporains sur Grunewald
C'est en 1993 que s'est tenue à Colmar une exposition consacrée au thème de la crucifixion, dont un
catalogue en deux volumes a été édité, dont on voit ici la couverture et les images qui suivent en
proviennent. Nous n'épiloguerons pas sur les écrits qui ont accompagné la lecture de l'oeuvre au
XIXème siècle et nous pensons tout particulièrement à J. K. Huysmans dans son ouvrage « Les Trois
Primitifs», nous contentons de pointer le regard de quelques artistes peintres du XXème siècle.
Picasso
Dans un entretien avec Malraux, Picasso disait: « Nous, les espagnols, c'est la messe le matin, la
corrida l'après-midi, le bordel le soir. Dans quoi ça se mélange? La Tristesse ».
Dans cette crucifixion qui date de 1930, le peintre montre un cavalier à la lance que l'on peut associer
au picador. C'est sous une autre forme graphique que Picasso reprendra les annales suivantes, le
thème de la crucifixion.
F. Bacon
C'est tardivement en 1991, une année avant son décès que Francis Bacon fit le voyage à Colmar.
Alors qu'il a peint deux crucifixions dès 1933. De l'image de la croix et du crucifié, l'artiste souligne
l'aspect boucherie : viande et carcasse (que l'on retrouvera dans d'autres de ses peintures). Invitation
à lire l'ouvrage que Deleuze lui a consacré.
Le personnage, les yeux bandés, au centre du triptyque renvoie à une autre peinture de Grünewald «p
La dérision du Christ» qui est exposée à Munich.
Antonio Saura
« Evocation du cri et de l'agonie d'un univers bouleversé », tels sont les mots qu'inspire la vue de la
crucifixion du retable d'lssenheim au peintre espagnol. Symbole tragique de notre époque, le peintre
et auteur use volontiers de ka couleur noire ou noir et ocre pour y révéler sa solitude et son angoisse.
Graham Sutherland
En Angleterre, ce sont trois crucifixions que peint Graham Sutherland à l'occasion de commandes.
Référence faite à Grünewald, le peintre dit: « La crucifixion m'attirait par sa dualité qui m'a toujourss
fasciné. C'est le thème le plus tragique et cependant, il contient de manière inhérente la promesse du
salut. C'est le symbole de l'instant de l'équilibre précaire, l'espace infinitésimal entre blanc et noir;
c'est le moment où le ciel parait magnifiquement bleu (comme sur le retable) mais - alors même que
l'on remarque la qualité de ce bleu, superbe car susceptible de virer au noir à tout moment - se
présente l'autre côté du miroir; c'est le point d'équilibre où l'on peut tomber dans une mélancolie
profonde) ou au contraire accéder au plus grand bonheur».
Willem de Kooning
Représentant de l'expressionisme abstrait américain, de Kooning a, semble-t-il, eu connaissance des
oeuvres de Picasso en 1930, époque des crucifixions. Jusqu'où peut-on se permettre d'identifier
comme un sourire le visage (autoportrait) du crucifié? Qui justifierait alors le titre de l'oeuvre?
Mark Rothko
C'est avant sa période abstraite au cours de laquelle il réalise dans les années 1960 le cycle des
quatorze peintures pour la Chapelle de Menil à Houston que Rothko aborde le thème de la crucifixion.
Un premier tableau est créé en 1936, aujourd'hui perdu ou disparu. Dans celui de 1941, relecture des
mythes de l'antiquité, il compartimente les différents éléments de la crucifixion.
4
Emil Nolde
Artistes allemands et autrichiens ont joué un rôle important dans la lecture du retable. Expressionisme
chez Emil Nolde qui écrit: « J'étais poussé par un désir irrésistible de représenter la profonde
spiritualité, religion et intériorité, mais sans trop savoir ou réfléchir». On notera que l'oeuvre de Nolde
fut considérée comme de l'art dégénéré par les nazis.
Otto Dix
Privilège que d'avoir accès à l'oeuvre d'Ottà Dix à l'historia! de Péronne. Otto Dix, peintre de la nouvelle
objectivité qui combattit lors de la bataille de la Somme, qui fut appelé sur le front lors de la seconde
Guerre Mondiale et fait prisonnier à Colmar.
Dans le Christ en croix, oeuvre ici montrée, on remarquera la tenue militaire du « Saint Jean ». Une
anecdote rapporte enfin qu'était clouée sur la porte de l'atelier d'Otto Dix une carte postale avec la
reproduction du Saint Jean du retable d'lssenheim.
Arnulf Rainer
Nombreux sont les autres peintres alémaniques qui se sont inspirés du retable d'lssenheim :
• Schêinebeck
• Baselitz
• Grosz
• Lüpertz:
• Kaminski
• Knaupp
Clôturant dont ce catalogue avec Arnulf Rainer, si ce peintre est connu pour couvrir toiles et
photographies d'une épaisse couche de peinture noire, « non pour la détruire, mais par souci de
perfectionnement», le tableau ici présenté s'attache à souligner la dimension sacrificielle de la mort
du Christ.
Titus Carmel
Plus près de nous, c'est en 2009 au collège des Bernardins puis en 2010 à !'Arsenal de Soissons que
Gérard Titus-Carmel expose les 160 oeuvres qu'il a réalisées entre 1994 et 1996 intitulées suite
Grünewald. En réalité, 159 dessins et une acrylique sur toile./
De la crucifixion, on retiendra ces notes prises par l'artiste et la toile qu'il peignit. On retiendra ces
multiples dessins sur les mains, nous y reviendrons.
Quant au sens donné à sa démarche, elle peut se résumer dans cette sentence : « hisser ces vestiges
au rang de la lumière qui inondent».
Fabienne Verdier
« Des pinceaux pour éclairer les ténèbres ». Liée dès son adolescence à la calligraphie, Fabienne
Verdier expose au niveau de l'année 2023 à Colmar, ce qu'elle a appelé« Le champ des étoiles», fruit
de trois années de travail (2019-2022), savoir 38 tableaux de différents arcs-en-ciel inspirés du
panneau de la résurrection.
Clin d'oeil à Michel Paysant quand on sait que l'artiste noue des rapports créatifs avec la musique (le
Quatuor à cordes d'Henri Dutilleux) et son séjour à New York à la Julliard School et sa prochaine
exposition à Paris s'intitule« Retable».
5
Ill- Michel Paysant
a) Bien qu'attaché par ta naissance et ton lieu de vie à l'Alsace Lorraine, quelles circonstances
t'ont amené à être invité comme résidant au musée de Colmar et de travailler sur le
retable?
b) Au-delà de cette relecture, tu avais créé à Colmar, installé à l'étage une oeuvre originale,
nous ne possédons aucune photographie. Quel commentaire en faire ?
c) Il y a dans l'ouvrage consacré à cette relecture, un magnifique texte de Michel Menu
intitulé « voir avec les mains, dessiner les yeux». La lecture du retable nous a invité à
focaliser sur un certain nombre de détail des tableaux et les images des mains nous ont
fortement interrogées. Pourrais-tu nous en parler?
d) Il y aurait beaucoup à dire sur le lieu d'exposition du retable, il y aurait beaucoup à dire
aussi sur ce lieu qu'est le Prieuré comme lieu d'accueil de ton travail de création, cette
fusion, ce mariage, ce dialogue entre ce que l'on appellera l'ordidessin et le cadre, Lapierre
j'allais dire, sur laquelle il est présenté.